1974-1975: femme et enfant

1974

Hiver: Sans me le dire, ma sœur s'inquiète de mon projet de mariage qui la laisserait seule avec ma mère. Le 29 janvier, elle envoie une lettre à mon père, le questionnant sur des possibilités d'emploi à la baie James. J'apprendrai plus tard qu'elle avait décidé de retourner vivre avec lui à Matagami. En attendant, elle est étudiante à la Polyvalente Calixa-Lavallée et elle s'est fait un chum. Malgré ses amours, elle demeure mélancolique. Comme sa chambre donne au dessus de la mienne, j'entends la musique qu'elle fait jouer sur son tourne-disque. Et c'est toujours le même disque de Claude Léveillée, «Une Voix 2 Pianos». Pour moi, cette musique, et plus particulièrement la pièce intitulée Un retard, restera à jamais associée à elle, parce que ce seront ses dernières heures.

12 avril: Céline, qui redescend à Montréal après avoir fait des arrangements avec mon père pour s'installer à Matagami, meurt d'un accident d'automobile, près de Mont-Laurier. Dans une collision frontale, elle meurt écrabouillée dans le pare-brise, le lourd coffre à outils du conducteur, qui s'en tire, avait été simplement déposé sur le siège arrière, côté du passager, juste derrière elle.

Je perdais ainsi ma compagne de mes déboires familiaux, celle qui fut toujours présente alors que père et mère s'étaient tellement absentés. Plus tard, dans des moments difficiles, je l'évoquerai souvent pour qu'elle me vienne en aide. Si elle était morte à 18 ans, il fallait que, moi, je vive pour elle, que je vive pour deux.

27 avril: Nous nous marions, avec un peu de tristesse au fond de l'âme, même si cette journée d'avril est ensoleillée et qu'il fait 80 Fahrenheit. L'abbé Bircher célèbre le mariage et Michel prononce l'homélie. Ma mère, qui a 39 ans, arbore un grand chapeau à large bord placé de telle sorte que, à la table d'honneur, elle ne voit pas mon père, placé pourtant juste au côté d'elle. Le beau-père, qui a été élevé par ses grands-parents, est un homme du 19e siècle. Ses enfants les vouvoient lui et sa femme. Jamais, pendant toutes nos fréquentations, je n'ai été autorisé à pénétrer dans la chambre de Suzanne. Il tient mordicus à payer les noces, comme le veut la coutume. À mes yeux, le mariage est princier, voire excessif, avec limousine, chauffeur et 80 invités. Mais comme j'apprécie beaucoup mon beau-père et sa grande culture -il a fait son cours classique au Texas-, je me plie à ses exigences.

29 avril: Michel part en voyage en Israël et il y fait la rencontre de Rolande. Rencontre qui bouleverse sa vie et lui permet de se rendre compte que le choix d'une carrière saccerdotale n'est plus pour lui.

1er mai: On emménage au 5915, rue Louis-Hébert, appartement 4. Le coût du loyer est de 85$ par mois et notre voisine de pallier, qui nous a aidés à trouver ce logement, est la sœur de la meilleure amie de Suzanne, Marie-Paule. Normand est venu nous donner un coup de main en installant une prise de courant supplémentaire sur le minuscule comptoir de cuisine. Par prudence, son père, qui est électricien, vient vérifier le travail de fiston qui, par ailleurs, se débrouille très bien en travaux manuels.

Été: Bien que Normand s'intéresse à la géographie physique, et moi à l'histoire, on trouve tous les deux un intérêt commun, la ville et l'habitat. Dans nos loisirs, on fait des excursions visitant la région, grâce à la voiture qu'il emprunte à son père. On se monte une collection de diapositives de vitraux photographiés dans les fenêtres des maisons de Montréal. Ce nouveau champ d'intérêt brouille mes projets d'avenir. Moi qui, jusqu'à maintenant ne pensais qu'à l'histoire, je me plais à réfléchir sur la ville cherchant des programmes de 2e cycle en ce domaine. Puisque Suzanne travaille et qu'elle aura droit à un congé de maternité, puisque je conserve mon poste à Saint-Jean-de-Dieu et qu'en étant marié, j'ai droit à des bourses du gouvernement du Québec, notre situation financière me permet de poursuivre des études.

26 Juillet: Sans qu'on le planifie, Suzanne est enceinte. Après un moment d'hésitation, fort légitime d'ailleurs, elle en est ravie. Elle est convaincue que ce sera un garçon, mais les paris sont ouverts. Le chum de ma mère lui parie une bouteille de cognac que ce sera une fille.

Jeudi 15 août: Dans mon journal, j'écris: Je me sens prêt à avaler des montagnes. Si ma dernière année de bac. peut commencer que je l'écrase, la piétine, la massacre. Après et même avant la fin, ce sera notre enfant, puis, si Dieu le veut, la maîtrise en urbanisme.

11 octobre: Dans mon fond d'archives, on trouve une soixantaine de lettres et de mots échangés entre Suzanne et moi. Presque tous décrivent un intense sentiment amoureux, mais le nouveau couple, que nous formons depuis peu, fait aussi ses apprentissages, comme le démontre ce mot que je lui adresse le 11 octobre. Cela dit, notre amour est vécu comme un absolu et je l'appelle ma femme et elle, son mari. Pas question de désigner l'autre de chum ou blonde, des termes qui commencent pourtant à circuler.

2 décembre: Michel m'écrit depuis Rimouski où il vit avec Rolande et une autre colocataire. Sa lettre jette un éclairage sur nos situations respectives.

1975

31 mars 1975: Il fait beau aujourd'hui. Cette journée est probablement l'une des dernières de notre vie à deux. J'ai l'impression que les contractions commenceront ce soir ou cette nuit, car le bouchon muqueux est sorti la nuit passée. J'ai hâte d'assumer ma paternité. Un fils ou une fille, peu importe, ce sera notre enfant. Je me rends compte que ça fait déjà 4 ans que j'écris ma vie. J'ai hâte de faire lire ça à notre enfant dans 20 ans. Au niveau de l'Institut d'Urbanisme, j'attends une réponse décisive pour mon avenir, elle viendra probablement en août.

2 avril: Je suis père. J'aimerais le crier sur tous les toits du monde. Un garçon en plus, un autre Gaudreau grâce à ma femme. Elle a été fantastique. J'ai assisté à l'accouchement de A à Z. J'avais envie de brailler, mais je me suis retenu. Que dire de plus, si ce n'est que je suis heureux. La vie commence, un peu de la mienne, un peu de la sienne, mais ce sera sa vie.

Louis-Philippe Gaudreau naît à l'hôpital Bellechasse à 18 h 55. Le médecin de famille de Suzanne, le docteur Arthur Lefebvre, est celui qui l'accouche. Quand le docteur Lefebvre enlève le placenta, il nous dit à la blague, en retirant sa main du ventre de Suzanne, qu'il y en a un 2e!, puis après une seconde d'hésitation, il se met à rire. L'espace d'un instant, on a eu chaud.

7 avril: Suzanne revient de l'hôpital avec Louis-Philippe. Les trois prochains mois me paraîtront très difficiles. Non pas que Louis-Philippe soit un bébé braillard. C'est l'incertitude qui me pèse. Se faire réveiller quand on veut dormir, s'inquiéter de sa santé sans savoir et dormir toujours avec une crainte exigent beaucoup d'adaptation. Je crois bien que, de cette époque, j'ai conservé un sommeil fragile et la sieste récupératrice de l'après-midi. Puisque la session universitaire est presque terminée, cela n'aura aucun effet sur mes études. Mais la vie vient de changer à jamais, car on reste parent toute notre vie.

Même si les couches jetables existent, nous sommes encore à l'aire des bonnes couches de coton, moins coûteuses pour notre budget étudiant et qui, après usage, trempent dans un seau pour être lavées plus tard. C'est seulement en visite que nous apportons des couches jetables avec nous. À la maison on doit, au 4 ou 5 jours, procéder à un lavage de couches facilité par une machine à laver portative que l'on roule jusqu'à l'évier de la cuisine.

Mai: Je donne un coup de main à Normand pour un travail de géographie alors qu'il expérimente un spectaculaire procédé de fixation d'une couche du sol. J'apparais sur plusieurs des photographies jointes à son travail et qui me rappellent de beaux souvenirs.

Août: Ma mère garde Louis-Philippe pendant 10 jours alors que Suzanne et moi prenons notre premier congé en tant que parents. On va rejoindre Normand aux Îles-de-la-Madeleine qui y fait un stage au cours de l'été. C'est là que lui et moi trouvons l'inspiration pour rédiger un court article sur l'habitat des Îles-de-la-Madeleine qui deviendra, l'année suivante, mon premier texte publié dans une revue dite savante.

Ces vacances étaient nécessaires non pas seulement pour les parents que nous sommes mais aussi pour le couple que nous formons. Sur un autre plan, nous avons pris l'avion pour se rendre aux Îles et c'est mon baptême de l'air. Jusqu'à l'escale à Mont-Joli, le vol est sans histoire. Mais de Mont-Joli à Havre-aux-Maisons, c'est un véritable calvaire. Notre avion à hélice s'y rend en volant comme sur des montagnes russes. Beaucoup de passagers vomissent et je suis convaincu de mourir. Ma peur de l'avion est née au cours de ce vol .