1925-1953: Origine et naissance

1925: L'année des commencements

15 avril: Naissance de mon père, Albert Gaudreau à Lac-au-Saumon en Gaspésie. Il est le 6e enfant d'Auguste Gaudreau et de Marie-Anne Vaillancourt. Ses parents se sont mariés le 13 octobre 1908. Mon grand-père est travailleur forestier et chauffeur de chaudière à la scierie locale.

10 août: Mariage d'Émilienne Dupuis et de Rodolphe Bergeron à Saint-Paulin.

1934

5 novembre: Naissance de ma mère, Huguette Bergeron à Saint-Paulin en Mauricie. Elle est le 6e enfant de Rodophe Bergeron, électricien et d'Émilienne Dupuis.

1937

Dès l'âge de 12 ans, mon père qui n'a aucun succès à l'école, commence à faire de petits boulots. Son premier emploi sera celui de garçon d'écurie pour le docteur Drouin de Lac-au-Saumon.

1941

Mise en service du barrage de Rapide 7 sur la rivière Outaouais en Abitibi. C'est à peu près à cette époque que la famille Bergeron y élit domicile.

À l'école du village de Rapide 7, c'est Émilie Bordeleau, alors en fin de carrière, qui est institutrice et qui enseigne, dans une même classe, aux enfants Bergeron dont certains apparaissent sur cette photographie du groupe prise vers 1942. Le parcours de cette femme sert d'inspiration au célèbre roman Les filles de Caleb.

1943

Printemps: Huguette, celle au centre de la première rangée, apparaît sur une photographie avec Émilie Bordeleau et quelques autres communiantes alors qu'on réunit les premières communions et les communions solennelles. C'est pourquoi on y voit aussi Jeannine Paré, qui épousera Martial, un des frères de ma mère, dans le groupe des plus grandes.

L'entreprise pour laquelle Auguste travaille, Paradis & Fils, ouvre une nouvelle scierie en Abitibi, à Paradis Siding. La famille décide de quitter la Gaspésie pour ce nouveau travail. Cette scierie, qui embauche également mon père, est située à une cinquantaine de kilomètres à l'est de Senneterre le long de la voie ferrée du CN.

1944

Comme bien des familles de cette époque, la famille Gaudreau est fortement interpellée par le conflit. Augustine, que l'on voit ici avec Albert et sur une autre photographie avec mon grand-père et ma grand-mère (un grand merci à Serge Beaudet de m'avoir transmis cette photographie) s'engage dans le service féminin de l'armée canadienne. Si un des frères, Paul le benjamin de la famille, s'enrôle à 17 ans, mon père, quant à lui, refuse d'aller se battre. Après s'être caché, il est temporairement exempté, en janvier 1945, du service militaire parce que la scierie où il travaille produit des pièces de bois pour l'armée canadienne.

1948

Mon père accepte un nouvel emploi dans une scierie à Rapide 7.

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1950

Juin: Ma mère termine avec succès son certificat d'études de 9e année à Cadillac en Abitibi où elle est placée dans un couvent.

C'est le 25e anniversaire de mariage de Rodolphe et d'Émilienne. Sur la photographie, je retrouve ma mère alors âgée de 15 ans, mes oncles Réjean, Jean-Guy et Martial, tante Laurianne et son mari Fernand, tante Jeannine ainsi que Jeannine Paré. Le curé Perron, un ami de la famille, filme l'événement en couleur. Tout le village assiste à l'événement alors que le drapeau du Sacré-Coeur est à l'honneur. C'est toute une époque qui nous est ainsi révélée.

1952

14 octobre: Mariage d'Albert Gaudreau, 27 ans, et de Huguette Bergeron, 17 ans, à la paroisse mission du Christ-Roi à Rapide 7 en Abitibi, un mardi matin à 9 heures. Aucune photographie du mariage n'a été conservée, seul le faire-part envoyé aux invités par mes grands-parents a été conservé. Mais subsistent aussi quelques photographie du couple prises quelques mois auparavant et d'autres du voyage de noces. Sur l'une d'elles, elle prend la pose devant une voiture, qui, nouvel objet de consommation pour la classe ouvrière, représente un objet de grande fierté.

1953

28 août: Naissance de Joseph Guy Emilien Gaudreau à l'hôpital de Val-d'Or. Mon grand-père, Auguste, y travaille en tant que chauffeur de chaudière. Comme le veut la coutume, mes grands-parents maternels seront les parrain et marraine. Quelques mois après mon baptême, Rodolphe meurt d'une crise cardiaque de sorte que je n'ai jamais pu le connaître.

1953-1965: une enfance presque sans histoire

1953

Septembre: Mon père travaille dans une autre scierie de Paradis & Fils; elle est située sur les bords de la rivière Thompson, à quelques kilomètres de Val-d'Or et la maison de mon enfance est juste en face. Le jeune couple y loue le logement du bas de cette maison aujourd'hui démolie.

10 décembre: Décès à 56 ans de Rodolphe Bergeron, ce grand-père que je ne connaîtrai jamais.

1954

3 Septembre: Ma mère accouche d'un deuxième fils, mort tout de suite après sa naissance et enterré au cimetière de Val-d'Or.

1955

Mon père est muté à une autre scierie de la compagnie Paradis & Fils, celle du lac Victoria située dans le parc de LaVérendrye. Il s'occupe de son entretien et des chaudières, car la scierie fonctionne à la vapeur. Mes parents s'installent à Val-d'Or et mon père s'absente à chaque semaine, le dimanche soir, pour revenir à la maison à la fin de sa semaine de travail.

1956

6 février: Naissance de Céline, ma seule soeur. Comme le veut la coutume, mes grands-parents paternels sont cette fois parrain et marraine; ils signent l'acte de baptême ainsi que mon père. Sans que ma mère me l'ait dit, il y a fort à parier que ce prénom de Céline s'inspire directement de Célina, mon arrière-grand-mère que toute la famille Bergeron affectionnait beaucoup. Ma mère devra par la suite subir la « grande opération » à Montréal, ce qui mettra un terme à ses grossesses.

1957-1958

À Bourlamaque, village minier accolé à Val-d'Or et dirigé par la Lamaque Gold Mines, je fête mes 4 ans et mes 5 ans. Pour mon quatrième anniversaire, je suis seul avec ma voisine et meilleure amie, Diane Comeau. L'année suivante, la fête se déroule dans un autre logement que nous louons. Pour ce 5e anniversaire, j'ai reçu en cadeau des gants de boxe, un ceinturon et un revolver de cowboy. Des amis, des cousins et cousines y sont. Diane est à gauche dans la première rangée. En regard des standards d'aujourd'hui, les deux logements ne paient assurément pas de mine. On n'y voit aucune cave, mais du papier brique, un chauffage au bois et des chassis doubles peu hermétiques. Il faut dire que les mines d'or ont souvent une durée de vie assez brève de sorte que les logements disponibles sont construits en conséquence.

1959

Les fêtes de Noël se passent toujours en famille élargie. Ce sont mes cousins et cousines, les enfants des deux soeurs de ma mère, que l'on fréquente régulièrement en ces occasions, comme ce Noël du tournant des années 1960.

Déménagement à Cadillac où mon père, toujours travailleur forestier, a acheté sa première maison au coût de 3,000$. Il ne travaille pas sur place et continue à revenir à la maison, la fin de semaine seulement. C'est dans ce village minier que je ferai mes premières années du primaire.La lecture des notes des bulletins de 1re année et de 2e année ne laisse certainement présager une carrière universitaire puisque je termine la 1re année au 6e rang et la 2e année au 15e rang. Selon mes souvenirs, les différents bulletins mensuels et de fin d'année en Abitibi m'auraient permis de terminer premier qu'à une reprise et c'était à Cadillac. L'événement est resté en mémoire car cela m'avait donné droit à un dollar en récompense. Or, comme on peut le constater cela est arrivé en fait à deux reprises en 1re année et c'est sans doute parce que le groupe ne comptait que 17 élèves!

Une photographie de ma soeur et moi me rappelle la présence de la bibliothèque du salon. Encyclopédie Lajeunesse et romans policiers ont nourri ma soif de connaissance.

Ma famille a préservé seulement une photographie de classe, celle de ma troisième année. Étonnamment, on a décidé de laisser les filles debout et d'asseoir les garçons. Je suis le dernier de la deuxième rangée de droite. Chez les filles, ma préférée est la troisième à gauche de l'enseignante; j'ai oublié les noms de l'une et l'autre.

1963

Mon père change d'employeur et travaille dorénavant à Matagami, dans le nord de l'Abitibi, pour les entreprises de sciage Cavelier. Tout en étant responsable de l'entretien général de la scierie le soir, il est opérateur de déligneuse le jour. Ma mère préfère que la famille s'installe à Val-d'Or et que mon père continue à faire le va-et-vient les fins de semaine. Le dimanche soir, avant qu’il nous quitte pour la semaine, ma sœur et moi s’assoyons sur lui pendant qu’on écoute Robin des bois suivi de Papa a raison. Cette heure avec lui est un mélange de joie et de tristesse. Joie d’abord d’écouter une de mes émissions préférées avec sa chanson thème:

Robin des bois,Robin des bois

À travers les champs…

Robin des bois,Robin des bois

S'en va chevauchant

Une joie qui se transforme vite en mal-être de le savoir bientôt partir. Les dimanches soirs, qui annoncent aussi le retour à l’école, ont longtemps été pour moi des moments mélancoliques.

1965

À l'école Notre-Dame de Fatima de Val-d'Or, je réussis somme toute mieux qu'à Cadillac, comme en témoigne mon bulletin de 6e année. Jamais premier de classe, deux fois, troisième. Deux souvenirs me viennent en mémoire dans cette classe de Mme Lauzon. D'abord une remarque qu'elle a inscrite en rouge dans ma composition en évoquant la parabole de la paille et de la poutre (voir la paille dans l'oeil du voisin mais ne pas voir la poutre que l'on a dans notre oeil). Frondeur, je n'avais pas hésité à la critiquer dans mon texte, ce qui m'avait valu cette remarque que j'ai eu du mal à comprendre à l'époque. Un autre souvenir: les analyses grammaticales des phrases faites en classe à voix haute et que je prendrai plaisir à refaire seulement en première année du cours classique, au grand étonnement de mes camarades qui n'avaient pas la chance d'avoir une Mme Lauzon pour les initier au primaire.

Au printemps, c'est le drame qui a profondément marqué mon existence car ma mère, âgée alors de 31 ans, nous abandonne mon père, ma soeur et moi. En absence de mon père qui travaillait à Matagami, elle avait prétexté un voyage pour nous laisser en pension chez un couple d'amis. C'est au retour de notre père que nous l'apprenons.

Ma mère laisse une lettre de rupture qui explique son geste et que je me dois citer les deux premières pages et la 7e et dernière page. Cet abandon laissera de profondes cicatrices chez ma soeur qui vient d'avoir 9 ans, mais également sur moi qui ai toujours craint par la suite l'abandon par l'être aimé. Cela dit, mes résultats scolaires n'en souffrent aucunement car j'aime apprendre. La seule trace, visible sur le bulletin, est la signature des parents qui cesse d'être celle de ma mère pour être remplacée par celle d'une amie de la famille qui était chambreuse à la maison.

Somme toute, je peux affirmer avec maintenant du recul que si j'ai eu une enfance malheureuse, j'ai été néanmoins un enfant heureux.

1965-1970: une nouvelle famille

1965

Avril: N'écoutant pas le conseil de ma mère qui recommandait que ma sœur et moi soyons placés dans un couvent et un collège, mon père, incapable de s'occuper de nous, fait appel à sa famille. Il demande à sa sœur et marraine, Angéline, de nous prendre en élève. C'est ainsi que je viens d'hériter d'une nouvelle famille et d'une deuxième mère que je n'avais jamais rencontrées. Si Angéline Gagnon, qui a élevé 10 enfants -il lui en reste encore quatre à la maison-, accepte de nous héberger, cela ne se fera pas à Lac-au-Saumon où elle habite encore, mais à Montréal. Elle compte, en effet, y déménager au cours de l'été afin de se rapprocher de quelques-uns de ses enfants plus vieux qui y vivent déjà.

Fin juin: En attendant que ma tante s'installe à Montréal, mon père nous amène à Matagami passer les 5 semaines suivantes au camp forestier des entreprises Cavelier. On couche dans le dortoir des employés du moulin et des bûcherons. Pendant qu'il travaille, on l'attend et on s'ennuie. Profitant d'une visite au village, je choisis, à la tabagie Nels, un gros roman bien épais que je lirai pour passer le temps. C'est un roman d'Alexandre Dumas et je crois bien qu'il s'agissait des Trois Mousquetaires. Au fil des semaines, je dévore Le comte de Monte Cristo. Le page du duc de Savoie, etc. Si j'avais lu quantité de Bob Morane avant, les récits me transportent cette fois dans une autre époque qui me fait rêver. Comme d'autres historiens avant moi, c'est à travers ces romans que je découvre ma passion pour l'histoire. Merci Alexandre Dumas.

Fin de l'été: La réalité nous rattrape. Non seulement ma sœur et moi sommes privés de notre mère, mais aussi d'un père qui, travaillant à 800 kilomètres de Montréal, nous rendra visite quelques fois par année, en nous ramenant en Abitibi les étés afin de passer un peu de temps avec nous. Élevé par un père absent, à l'aise seulement dans son rôle de pourvoyeur, par une mère distante qui, pour dompter ma détermination, me frappe à la tapette à mouches, je vais découvrir une autre manière d'aimer et de vivre en famille, pour faire face à ce double abandon qui m'afflige -ma sœur encore davantage. Angéline deviendra vite une nouvelle mère. Plus chaleureuse, elle nous considère comme ses enfants et, en prime, elle a toute une famille à nous offrir.

Mais, comme me le dira plus tard une cousine: a-t-on le droit de reprocher à nos parents de ne pas nous avoir transmis plus que ce que leurs propres parents leur ont eux-mêmes appris?

Août: Arrivée à Montréal, au 5835 rue DeLorimier. Auguste, mon grand père, veuf depuis quelques années, vient aussi habiter chez ma tante.À chaque fois que j'entends le thème musical des Belles Histoires des Pays d'en Haut ("https://www.youtube.com/watch?v=losXyV2lD4g")j'y suis tout de suite replongé, voyant encore mon grand-père assis dans la meilleure chaise du salon en train d'écouter son émission de télévision préférée! Cette musique, d'une infinie tristesse, me rappelle crûment mon sentiment d'orphelin.

Dorénavant ma famille, quand il n'y a pas de visite, compte neuf personnes: un grand-père, un oncle, une tante, deux cousins, deux cousines, ma sœur et moi. Très vite, je me rends compte que je socialise aisément et que j'aime me retrouver en groupe.

Revoyant encore la façade de la maison avec, au 2e étage, la fenêtre de la chambre des garçons, à gauche de l'entrée, et celle de la chambre d'Auguste, à droite, je revis mon étonnement de me retrouver en ville, éloigné de la nature. Avec mon cousin Jean-Guy, benjamin de la famille Gagnon et à peine plus jeune que moi, je découvre Montréal, ses ruelles et ses hangars. J'apprends aussi à vivre avec un cousin plus vieux et plus fort, Roland, qui impose son horaire dans la chambre des garçons.

Septembre: Une nouvelle école, aujourd'hui démolie, m'attend pour ma 7e année, c'est Saint-Jean Berchmans, située juste derrière l'église du même nom. En raison sans doute de la grande qualité de l'enseignement primaire en Abitibi, je réussis très facilement, terminant premier toute l'année. Je me souviens d'ailleurs d'avoir fait un long travail de recherche sur la Deuxième Guerre mondiale qui m'avait attiré les éloges de mon professeur de 7e année.

Ma tante fait boulange presque à chaque semaine. Cette journée-là, quand je rentre de l'école, ça sent le bon pain de ménage sorti du four. 6 ou 7 pains sont alignés sur le comptoir de la cuisine et on les dévore en moins de 48 heures. Depuis, quand je sens le pain encore chaud, je reviens rue DeLorimier.

Je crois bien que c'est au cours de cette 7e année que je deviens pubère. Je me souviens très bien de l'effet que me faisait une jolie enseignante de 4e année à chaque fois que l'on passait devant sa classe. Alors que nous montions en rang, je me suis abreuvé à tous les jours de sa beauté en la regardant quelques secondes par la fenêtre donnant sur l'escalier. Je n'avais jamais éprouvé ce sentiment ni ce désir auparavant.

1966

Hiver: À la suite de test d'aptitudes imposés à toutes les classes de 7e année, on me recommande fortement de poursuivre mes études au cours classique, comme le rappelle mon bulletin de 7e année. J'hésite car mes seules ambitions, à ce moment-là, étaient de faire un métier manuel, à l'image de tous ceux de ma famille depuis des générations. Mon père souhaite que je m'instruise et ma tante me dit de choisir librement, à condition que cela ne coûte rien. Or, la Révolution tranquille, si elle a un sens dans la destinée de nombreux babyboomers, c'est bien cette éducation gratuite accessible à tous, dont vient de se doter le Québec, et qui se traduit concrètement par quelques écoles classiques publiques ouvertes à toutes les familles ouvrières.

Dans mon quartier, rue Bellechasse, il y a justement une de ces écoles. Facilement accessible et de taille modeste avec ses 19 classes, Saint-Pierre-Claver offre les 4 premières années du cours classique, tout en accueillant, au gré des besoins de la Commission scolaire de Montréal, quelques classes de niveau scientifique. Mes résultats au test d'aptitudes permettent que je m'y inscrive et j'y suis accepté. Cette décision de fréquenter Saint-Pierre-Claver allait être déterminante. Avec du recul, la séparation de mes parents aurait eu un impact positif sur les possibilités qui s'offrent à moi de pouvoir poursuivre, à Montréal, aussi longtemps que je le désire, des études à proximité sans frais, ce qui n'aurait pas été le cas en Abitibi.

Septembre: Après un examen de mathématiques de classement, les 150 élèves admis en première année du cours classique, appelée «éléments latins», sont répartis en 5 classes, ceux ayant mieux réussis sont regroupés dans la 8e année E. C'est là que je fais la connaissance d'un camarade, Michel Lacombe, qui, provenant d'une autre 7e année de Saint-Jean Berchmans, vit lui aussi rue DeLorimier. Avec lui, pendant quatre ans, on fera le trajet quatre fois par jour de l'école jusqu'à la maison. Pas question d'apporter un lunch pour dîner sur place, sa mère et ma tante nous attendent pour un repas chaud, pris en vitesse, à tous les midis. Ces marches ont construit une amitié qui dure encore aujourd'hui.

Chaque classe a un titulaire et le nôtre est Michel Thérien qui est également mon professeur de français. Sans le vouloir, je suis tombé sur un pédagogue hors pair qui a considérablement influencé mon enseignement. Je lui dois tout et notamment d'avoir compris qu'on peut se servir de l'humour, développer des rapports presque faternels tout en maintenant des exigences élevées. Beaucoup plus tard, je lui rendrai hommage après avoir gagné un prix canadien d'excellence en enseignement universitaire.

Le frère Jean Laprotte, des Frères de l'Instruction Chrétienne, dirige l'école d'une main de fer, comme s'il s'agissait d'un collège. Il exige de la discipline et une ponctualité à toute épreuve. Ponctualité que je ferai mienne toute ma vie. Quand il convoque une réunion de parents, il précise qu'elle commence, non pas à 20 h 00, mais quelque chose comme 20 h 17 et ce, pour bien marquer le coup. Lors d'une première rencontre, il nous annonce que nous sommes l'élite de demain. Je crois bien que tout le monde s'est rappelé de cette phrase qui a provoqué un mélange de fierté, mais surtout beaucoup d'incrédulité. Quand je reçois mes premiers bulletins, comme l'atteste celui de la 8e année, je doute beaucoup de ses propos en constatant des résultats qui se situent légèrement sous la moyenne de la classe. Je n'avais pas pris conscience alors que je faisais partie d'un groupe de 150 élèves qu'on peut qualifier de «doués». Parmi tous ces derniers, j'étais dans une classe extrêmement compétitive qui, à l'inverse des quatre autres 8e année qui perdront 25% de leurs camarades, avait vu toute la classe promue en «syntaxe» pour former la 9e D.

1967

Mai: Les Entreprises Cavelier font faillite et mon père doit se trouver un autre boulot. Il est finalement embauché par l'une des sociétés minières de Matagami, la Mattagami Lake Mines où il travaillera jusqu'à sa retraite. Après voir passé un peu moins de 30 ans dans le secteur forestier, il entreprend à 42 ans une carrière dans les mines en devenant rigger, fonction qui consiste essentiellement à l'entretien et à la réparation du gros œuvre tant sous terre qu'en surface.

Automne: Dans ma famille, on n'a pas d'argent pour faire réparer les dents: on se les fait arracher de père en fils et de mère en fille depuis des générations. Je n'échappe pas à la règle: on m'arrache les quatre incisives carriées du haut et je serai édenté à l'école quelque temps avant de porter une prothèse.

1968

1er janvier: Ma tante reçoit la famille, comme c'est le cas à chaque année. Mon grand-père donne la bénédiction paternelle devant tout le monde agenouillé dans le salon. Tantes, oncles, cousins et cousines y sont. La table est dressée dans le salon pour déguster cipaille et tourtières. Nous sommes une bonne trentaine à nous mettre à table. Différentes tablées s'imposent, avec toujours le même ordre: une tablée pour les enfants et les jeunes, une autre pour les hommes et la dernière pour les femmes. Je découvre rapidement que c'est celle des femmes qui est la plus intéressante, même si on hérite de la vaisselle. Au lieu de discuter d'automobile, de hockey ou de politique, on évoque les vraies affaires, celles des sentiments. Amour, trahison, jalousie et espoir pimentent les conversations.

Septembre:L'école vit d'intenses bouleversements avec les réformes scolaires et l'abolition prochaine du cours classique. La direction décide de séparer les anciens de la 9e D afin de les répartir dans les 4 classes de la 10e année classique, appelée «méthode». Officiellement, on nous explique que réunir les meilleurs d'une cohorte dans une seule classe n'était pas une bonne idée parce que cela posait parfois des difficultés à certains professeurs moins expérimentés. Michel, qui avait fait comme moi la 8eE et la 9eD, se retrouve dans une autre 10e année.

Ne pas vivre avec ses parents, comme presque tous les autres a parfois du bon car mes bulletins sont signés par ma tante, une Gagnon. En 10e année, n'ayant pas eu le temps de le faire signer par elle, je demande à Michel de se faire passer pour mon père, ce qu'il fit comme on peut le constater avec ces deux signatures d'un faux Albert Gaudreau sur ce bulletin.

Avec du recul, je me rends compte que cette décision de distribuer les personnalités fortes m'avait permis de prendre ma place, de jouer un rôle, pour la première fois, dans l'exécutif de la classe, à titre de conseiller sportif. Mes résultats scolaires vont me permettre de me hisser dans le premier quartile de la classe, en affichant cette fois des résultats supérieurs à la moyenne, comme l'attestent mes bulletin de la 10e et de la 11e année.

Automne: Pendant deux ans, j'avais caché à Michel le fait que mes parents étaient séparés, vivant leur séparation comme une honte, comme une anomalie face à des camarades de classe qui semblaient avoir tous un père et une mère. Plutôt que de le laisser venir me chercher à la maison, je l'attendais toujours au pied de l'escalier. Lors d'une rencontre un soir avec quelques autres camarades de classe dont Michel, je révèle ce secret que je vis comme une délivrance et qui a beaucoup d'effet sur eux.

L'école organise sur une base régulière des sorties facultatives les soirs de semaine. Ce sont des pièces de théâtre, mais aussi des spectacles de chansonniers et d'interprètes que je découvre et qui m'amènent vers des horizons culturels vers lesquels ma famille n'aurait jamais pu me conduire. Horizons qui m'éloignent de ma famille. Bécaud est pour moi un coup de cœur, son aisance et ses déplacements sur scène me fascinent et m'inspirent.

1969

Hiver: Avec Michel et notre ami Réal, un samedi matin, on lance des balles de neige à une connaissance du quartier. Ce dernier nous dit qu'il y avait mieux à faire et nous invite à l'accompagner à une réunion du comité liturgique de la paroisse. N'ayant rien à perdre, on le suit, sans savoir que cela aurait des répercussions importantes sur moi.

Pendant plus de deux ans, au fil des réunions et des rencontres, animées par l'abbé Bircher, j'approfondis ma foi et j'apprends à m'impliquer dans ma communauté. J'y fait la rencontre d'une adulte professeure de religion, Lise Chartrand, qui peut écouter et conseiller l'adolescent tourmenté que je suis. Ce virage liturgique se traduit concrètement par ma participation hebdomadaire à la messe dominicale yéyé où je lis l'épitre devant tout le monde. Le prof que j'aillais être apprend à gérer son trac devant la foule. Avec du recul, je me rends bien compte que j'étais excessif dans mes convictions religieuses, allant jusqu'à me confesser régulièrement de mes plaisirs solitaires. Quelle tristesse mais néanmoins quelle vérité sur moi!

Juin: L'époque en est une de contestation, notamment en musique avec laquelle une nouvelle génération chante ses amours et ses espoirs en un monde meilleur. Certains élèves composent de la musique et jouent de la guitare. Interprétée par Normand Guilbault, une chanson de cette époque, Les vieux confessionnaux de François Pothier, étudiant de Saint-Pierre-Claver et auteur des paroles et de la musique, donne un bel aperçu de l'ère du temps. À la fin de la 10eannée, la fête de classe fait jouer le dernier disque de Charlebois. Si quelques-uns dansent, c'est une danse en ligne formée seulement de mes camarades, car il n'est pas question de faire entrer des filles à l'école!

Profitant du congé de la Saint-Jean-Baptiste, mon père vient me chercher à Montréal pour que je remonte avec lui. Il m'a trouvé un travail sur le site de la mine alors que la Crawley & McCracken, l'entreprise qui gère la cafétéria et les maisons de pension (bunkhouse), veut m'embaucher. Trichant sur ma date de naissance, je prétends être né le 28 juin 1953, ce qui me donne 16 ans, l'âge légal pour y travailler. J'hérite de l'entretien d'une des bunkhouses qui comprend une salle commune, des toilettes, des douches, des urinoirs et une vingtaine de chambres. Bien que j'aie travaillé quelques semaines auparavant comme livreur à bicyclette, c'est mon premier véritable travail d'étudiant. Cet été-là, c'est le premier homme sur la lune que j'écoute en direct avec les gars de la bunkhouse.

Même si je profite au quotidien de la présence de mon père, tout l'été, en partageant la même chambre de la bunkhouse dont je m'occupe, je m'ennuie de mes amis, de Montréal. Je me promets à la fin août de ne pas revenir à Matagami l'été suivant.

Septembre: Retour à l'école pour ma 11e année, appelée dans le jargon des études classiques «versification». La Commission scolaire a réaménagé les effectifs des écoles secondaires du quartier de sorte que nous accueillons neuf classes de 11e année de niveau scientifique provenant de l'école voisine, Louis-Hébert. Quand un prof demande qui parmi la classe a travaillé durant l'été, nous sommes deux seulement à l'avoir fait, ce qui me conforte avec l'idée de refuser un emploi à Matagami l'année suivante. Dans les cours d'histoire, cette année-là, j'excelle parce que j'ai beaucoup appris au fil des romans de Dumas. Assez rapidement, je deviens le meilleur de la classe dans cette discipline, ce qui renforce mon désir de me consacrer à l'histoire.

1970

C'est au cours de cette année que je vis mes premières véritables amours avec une jeune fille que j'appellerai ici Danielle, pour éviter de l'embarrasser. Elle est belle, a du bagout et me fait découvrir des joies intimes qui n'iront jamais plus loin que d'innocentes caresses de sein et des baisers à perdre haleine. Je suis bêtement croyant et je me réserve à ma future épouse. Avec du recul, je dois admettre que je fus pour elle le premier. Alors que toutes les autres femmes que je connaîtrai par la suite avaient d'abord été celle d'un autre, elle ne fut jamais la blonde d'un autre avant moi. Merci Danielle de m'avoir fait cet immense honneur.

Février-Mars: Comme j'ai discrètement repris contact avec ma mère et qu'elle souhaite, pour mon plus grand bonheur, nous reprendre ma sœur et moi, je dois d'abord convaincre Céline qui n'a pas encore digéré l'abandon. Elle finit par être d'accord car je reste sa seule famille et elle ne veut pas me perdre. Un samedi, je prends l'autobus pour Val-d'Or afin d'aller en discuter avec mon père, qui, lui, descend de Matagami pour l'occasion. Son accord est essentiel pour qu'il accepte de payer pension non plus à sa sœur, mais à ma mère. Il accepte et je reviens à Montréal où je me confie nerveusement à ma tante, ayant peur de la peiner. Étonnamment, elle me facilite la tâche en me disant que tout enfant a le droit de vivre avec sa mère. Le départ de la rue DeLorimier est prévu pour l'été alors que je resterai à Montréal pour réapprivoiser ma mère.

Juin: Pour les examens de fin d'année, j'organise une fin de semaine d'études préparatoires à l'abbaye bénédictine de Saint-Benoit-du-Lac. Nous sommes une bonne douzaine à profiter de Dom Vidal, le père hospitalier qui nous reçoit et qui nous offre un climat tout à fait approprié pour les études.

À la fin du mois, un camarade de la 11e année m'invite à passer la fin de semaine avec quelques gars de l'école. On y boit beaucoup et j'apprends naïvement qu'ils pratiquent tous les plaisirs solitaires sur une base régulière et qu'ils en parlent en toute candeur, sans se sentir coupables. Tout en restant croyant, je crois bien ne plus jamais m'en être confessé par la suite. Je découvre aussi un musicien hors pair, Dave Brubeck et son fameux Take Five. À chaque fois que j'entends cette musique, c'est cette fin de semaine intense qui me revient en mémoire.

1970-1974: des années de grande espérance

1970

Été: Je déménage avec ma sœur au 5852, 6e avenue, près du boulevard Rosemont. Le logement, situé au 2e étage, a un escalier intérieur que je dois laver à chaque semaine avec de l'eau javellisée. Si, chez ma tante, je n'avais aucune tâche, ce n'est pas le cas avec ma mère. Outre l'escalier, il y a le lavage des planchers qui se fait à quatre pattes. Je suis néanmoins heureux. Mais ma sœur, elle, se résigne difficilement. Je suis en amour et cela me donne des ailes. Je passe l'été à me prélasser à la piscine avec ma blonde.

Je découvre Simon & Garfunkel que j'écoute sur mon tourne-disque et qui remplace Bécaud. Leur dernier microsillon, lancé cette année-là, met en vedette la chanson «Bridge Over Troubled Water» qu'on entend partout à la radio et qui me rappelle certains passages de mon existence.

Début septembre: Je suis admis directement au cégep de Rosemont, comme Michel d'ailleurs, grâce à de bons résultats scolaires de 11e année. Si Saint-Pierre-Claver était résolument masculin, le cégep est magnifiquement mixte et les étudiantes sont jolies. Tandis que mon école imposait un horaire, une discipline très stricte et une ponctualité sans compromis, le cégep laisse ses étudiants totalement libres. Même si j'ai toujours détesté les cours de sciences et que je me cantonne aux sciences humaines, la gamme de cours s'ajoutant aux cours de philosophie et de français obligatoires m'apparaît illimitée. Comme plusieurs qui se cherchent, je lorgne vers les cours de psychologie, sans oublier des cours thématiques en histoire.

Automne:Je ne me souviens plus très bien quand, au cégep, j'ai rencontré Suzanne pour la première fois. Peu à peu, je me suis senti attiré par elle, sans que rien ne soit dit.

Octobre: C'est la crise d'octobre. Mon professeur de français, qui nous faisait lire obligatoirement Nègres blancs d'Amérique de Pierre Vallières, a été interrogé par la police. Les autorités ont demandé que le livre ne soit plus au programme. C'est la seule trace de cette crise qui reste dans mes souvenirs, mise à part la présence de l'armée.

Une cousine, qui est enceinte, est arrivée à la maison pour demeurer avec nous. Sa mère a exigé son départ de Joliette avant que son péché ne se voie. On vit alors les derniers soubresauts de cette conception de l'honneur familial. Comme l'accouchement est prévu pour le printemps, elle restera un bon bout de temps à la maison. À peine plus vieille que moi, elle a de belles réflexions sur la vie et sur l'amour. Quand son ventre sera bien proéminent et que nous prendrons des marches, je vais apprécier les regards des badauds qui pensent que nous formons un couple.

décembre: La remise des travaux de session au niveau collégial pose de nouveaux défis. Il y a d'abord la planification des efforts pour remettre à temps le travail. Annoncé dans le plan de cours en début de session, le travail est exigé trois mois plus tard; ce qui cause quelques problèmes à plusieurs, mais pas à moi. En revanche, il y a l'apprentissage du dactylo car les travaux doivent être impérativement remis dactylographiés, ce qui n'était pas le cas à Saint-Pierre-Claver. Il faut non seulement les dactylographier, il faut aussi respecter les marges bien définies par le Collège et calculer l'espace nécessaire pour ajouter des notes de bas de page. L'aire informatique a fait oublier tout ça.

1971

Hiver: J'ai revu Suzanne à la Maison d'accueil que les Frères de l'Instruction Chrétienne ont ouvert dans le quartier pour accueillir les jeunes dans un esprit chrétien. C'est là qu'elle m'a dit qu'elle voudrait sortir avec moi. Son offre, demeurée sans lendemain, m'a fait rêver à une autre relation amoureuse. Sans que je m'en rende compte clairement, je me suis mis à me questionner sur la valeur de mes sentiments avec Danielle.

Jeudi 18 mars: Je commence un journal intime que j'ai conservé et dans lequel je constate beaucoup d'idéalisme et d'enflures verbales. Bien plus qu'aujourd'hui, l'époque favorise de grandes espérances. Je suis d'une génération nourrie par toutes les percées technologiques, la décolonisation, la démocratisation, la libération sexuelle et une volonté de faire mieux que ses parents. Dans la première entrée du journal, je me rends compte combien j'ai été lâche dans ma rupture avec Danielle: Hier, mon amie Danielle m'a téléphoné; le midi même, elle avait reçu une lettre de moi dans laquelle je lui disais que c'était la fin pour nous deux. Elle pleurait au téléphone, ses larmes plus que les entendre, je les voyais descendre le long de son visage, j'entrevoyais mon cœur déchiré et cet appel incessant pour le retour de notre union. Moi, je n'ai pas pleuré, mais des mares de sang coulaient en moi. Je lui faisais mal, très mal...Pendant ces instants je me suis aperçu à quel point elle m'aimait. Mais en retour je lui répétais: JE NE T'AIME PLUS.

Lundi 22 mars. J'ai revu Suzanne, elle était plus belle que jamais. Elle n'était pas maquillée, son visage sentait le frais, le naturel. Elle m'a souri plusieurs fois... Ce qui est plus grave, c'est que je sais que je pourrais l'intéresser, mais elle ne sait pas qu'elle m'attire.[...] Danielle m'a écrit une lettre, elle veut que je revienne. Pauvre elle, elle finira bien par m'oublier. Je viens de terminer mes études en philosophie, demain j'ai une récitation. J'espère réussir. Pour en revenir à Suzanne, je viens de m'apercevoir pourquoi j'adore encore plus «Simon & Garfunkel», C'est en quelque sorte une conséquence de la soirée dans laquelle Suzanne a mis de la musique pop. En écoutant ce disque, je revois inconsciemment ses pas irréguliers, ses déhanchements dans la danse.

Vendredi 9 avril. Ma cousine est partie à l'hôpital, elle va sans doute accoucher. Ma mère a passé la journée avec elle. Mon père est arrivé ce matin. Je suis resté une bonne partie de l'après-midi avec lui. Il était de bonne humeur, tant mieux. Depuis que Céline et moi demeurons chez maman, il semblait plus triste...il avait l'impression que parce que nous demeurions avec elle, qu'on ne l'aimait plus. Mais c'est faux.

Dimanche 30 mai. Je suis arrivé à Matagami. En ce moment je suis couché dans la bunkhouse sur un matelas à peine plus épais qu'une feuille de papier. La télévision tente de fonctionner, on y présente une pièce de théâtre. En roulant cet après-midi, j'ai entendu The Boxer de Simon & Garfunkel à la radio. Le visage de Suzanne s'est ancré dans mon sang pour toute la journée. Si ce n'était que de moi, je lui écrirais ce soir, mais je préfère attendre. Je commence mon travail d'aide-mécanicien à la mine mardi. Demain, je dois aller signer mes papiers. L'ennui commence à prolonger ses racines le long de ma colonne vertébrale. Mon père, lui, est heureux.

3 juillet: Profitant du congé de la Confédération, je suis descendu en autobus à Montréal rencontrer Suzanne chez ses parents rue Bellechasse. Et mon journal d'ajouter: Ça y est, les conclusions et la fin de mes sentiments envers Suzanne... Elle m'a dit qu'elle sortait avec un garçon de 25 ans. Je me suis mis à nu. Elle a su mes sentiments, elle a regretté de ne pas les avoir connus plutôt. Celle qui me semblait si agréable subissait une crise intérieure. Elle avait cassé avec son ami et au cégep, elle voulait flirter pour se venger. C'est pour cette raison qu'elle m'avait demandé de sortir avec elle au début. Mais elle a repris avec ce dénommé André.

20 septembre: C'est un lundi et les cours au cégep ont repris depuis un moment. Grâce à mon journal, je sais que Suzanne et moi sommes allés dans un cinéma de répertoire voir Il était fois dans l'Ouest de Léone. Contre toute attente, c'est cette journée-là qu'elle est devenue ma blonde.

Automne: Commencées à l'hiver précédent, les parties de bridge se déroulent à un rythme d'enfer à la cafétéria du cégep. Nous sommes une bonne douzaine, dont Suzanne et d'autres étudiantes, à y jouer régulièrement. Parfois, certains manquent un cours pour terminer une partie. Peu d'entre nous travaillons pendant la session car les études collégiales ne coûtent rien à nos familles. D'où sans doute tous ces temps libres et cette insouciance généralisée d'avant la vie d'adulte.

Lors d'un cours de français, je dois faire une présentation en classe sur un thème d'un ouvrage obligatoire. Suivant mon modèle qu'a été Michel Thérien à Saint-Pierre-Claver, je me prépare assidûment, en apprenant par cœur mon exposé tout en ayant comme objectif de le présenter comme si j'improvisais. «Les improvisations les mieux réussies, disait-il, sont toujours les mieux préparées.» (J'ai répété cette même phrase pendant toutes les années de mon enseignement!). Je mémorise même par cœur une douzaine de passages avec leur pagination. Quand une question m'est posée par un élève, je lui cite deux passages, en lui disant quelque chose comme: «Va voir à la page 232, 3e paragraphe, 2e ligne, c'est écrit...». Le prof, interloqué, vérifie si le premier passage cité se trouve à cet emplacement et il confirme mes dires. Il en est bouche bée et il me donnera une excellente note. Vive Saint-Pierre-Claver!

6 décembre 1971: Entre nos cours, Suzanne et moi, nous nous écrivons souvent. Quelques poèmes ratés émaillent mes textes. Celui du 6 décembre est moins mauvais que les autres:

Surtout que je t'embrasse

Recroquevillé en ton giron

Surtout que je t'enlace

Émerveillé devant ton nom

1972

Janvier: Pour le congé de janvier, Michel et moi montons, comme l'année précédente, à Matagami passer une dizaine de jours au chalet de mon père, sur les bords gelés du lac Matagami. Le chalet n'a pas d'électricité, ni eau courante d'où la nécessité de s'apporter de l'eau potable transvidée dans des gallons, Mais il a beaucoup de cachet avec sa bécosse extérieure qu'il faut emprunter pour les grands besoins! Cette fois, on a invité un ami, Yves Beauchesne à se joindre à nous, ce qui nous permettra de jouer au bridge à peu près correctement et d'être plus nombreux pour s'occuper du poêle à bois. On s'est apporté de la bière et du fort pour arroser nos soirées. Pendant notre séjour, il fait très froid; un matin, on a même vu le mercure plonger à -52 Fahrenheit. Le soir, les ondes radiophoniques voyagent tellement bien que notre radio à batterie synthonise les stations américaines et notamment une en provenance de Buffalo. La longue mais belle chanson «American Pie» ("https://www.youtube.com/watch?v=ih7N9_VUU4U"), alors au sommet du Hit Parade, nous égaie à tous les soirs. À chaque fois que je l'entends, ce sont des souvenirs de belle camaraderie qui me reviennent.

Fin mars: L'assemblée générale des étudiants du cégep Rosemont déclenche la grève générale. J'assiste à l'assemblée avec Suzanne. N'étant pas encore très militant, je suis contre la grève. Plus tard, je m'en voudrai et je me promettrai de ne plus jamais être aussi réactionnaire vis-à-vis de légitimes revendications. À la sortie d'une assemblée étudiante tenue le 26 avril, un photographe du Montréal-Matin nous prend en photo Suzanne et moi en train de s'embrasser sans qu'on s'en rende compte. Ce n'est que le lendemain en parcourant le quotidien que je nous reconnais.

C'est à cette époque que débute une longue amitié avec Normand Guilbault. Un ancien de Saint-Pierre-Claver, Normand est un finissant de 1969. Avant de se rendre au cégep, il a dû faire, comme une bonne partie des étudiants de Saint-Pierre-Claver, son secondaire V. Admis au cégep de Rosemont en même temps que moi, on prendra du temps avant de se lier d'amitié. Je crois bien que c'est pendant cette grève qu'il m'invite pour la première fois à aller chez lui.

Fin mai: J'ai terminé tous mes cours, ce qui me permet d'obtenir mon D.E.C. Je demande mon admission en histoire à l'Université de Montréal et, au début juillet, on me confirme mon admission. Mon souhait le plus cher est alors d'enseigner l'histoire.

Juin: Désirant demeurer près de Suzanne, j'ai convaincu mon père de ne pas travailler à la mine un 2e été de suite. Même si les salaires pour étudiants sont nettement inférieurs à ceux de la mine, je reste à Montréal, mais je dois me trouver rapidement un boulot. Une petite annonce dans le Montréal-Matin, me permet de décrocher un emploi à la cafétéria de la Plaza Alexis-Nihon. J'y travaillerai tout l'été à plein temps, puis à temps partiel jusqu'en octobre. D'ailleurs, je visionnerai, au travail, certains matchs de hockey de «La Série du Siècle».

Septembre: Je ne pourrai plus voir au quotidien mon meilleur ami, Michel, qui a été admis au Grand Séminaire de Montréal. Mais il y a Normand, admis au programme de géographie, que je retrouve à la Faculté des Arts de l'Université de Montréal.

Automne: Grâce à un ami commun, Normand et moi sommes engagés pour travailler à la cantine de l'aréna Saint-Michel, rue Jarry. Normand y est embauché avant moi et je le rejoins en novembre. Frites, hots-dogs et popcorn, tous faits sur place, sont de gros vendeurs. Souvent, on travaille ensemble, apprenant à se connaître davantage. À partir de cet automne 1972, je travaillerai toujours parallèlement à des études universitaires à plein temps. Être en amour entraîne des dépenses, sans compter que, comme le veut alors la tradition canadienne-française, je dois assumer seul le coût des études universitaires.

1973

Mon professeur d'histoire préféré est Michel Brunet. Pédagogue tout aussi efficace que Michel Thérien, il a des phrases choc. L'une d'elles pour expliquer la puissance des empires se retrouve dans les premières minutes du film de Denis Arcand, Le déclin de l'empire américain: «Premièrement le nombre, deuxièmement le nombre, troisièmement le nombre». Brunet me fascine parce qu'il a connu tous les hommes politiques contemporains et s'avère un redoutable analyste de la politique américaine. Lors d'une présentation, je qualifie un personnage historique de «vieillard» en parlant d'un homme dans la soixantaine. M'interrompant, il me dit :«Apprenez monsieur que je suis peut-être vieux, mais je ne suis pas un vieillard!» Parlant de Duplessis, il nous raconte que ce dernier avait l'habitude, en nommant ses ministres, d'exiger d'abord qu'il signe au bas d'une feuille blanche leur nom, de sorte qu'en tout temps il pouvait les faire démissionner. Quand je termine mon baccalauréat, je lui demande une lettre de recommandation pour des études de 2e cycle. On me dira plus tard que sa lettre m'avait beaucoup aidé à être admis, en raison de son immense réputation, dont je n'étais absolument pas conscient à l'époque.

1ermai: Déménagement au 3991 rue Emery à Montréal-Nord. Ma mère a trouvé un logement comprenant un petit appartement au sous-sol qui m'est destiné tandis qu'elle et ma sœur vivront au rez-de-chaussée. Elle a obtenu l'accord de mon père qui accepte de payer une pension plus élevée.

Comme la session est terminée, tout comme le travail à l'aréna, je me cherche du travail. Je décroche un emploi au A&W, coin Fleury et Pie IX. Le patron et propriétaire, M. Cutler, est un chic type qui aime discuter avec moi de politique et de société. Mais je cherche à gagner davantage.

Mi-juin: Normand et moi, nous nous présentons à l'hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu dans l'est de la ville, en se disant que les salaires seraient meilleurs et que les patients de l'hôpital serviraient de repoussoir à bien des chercheurs d'emploi. Normand n'aime pas le climat de travail, moi je reste.

L'hôpital est divisé en grandes ailles, celle de droite pour les hommes et celle de gauche pour les femmes. Quand je suis embauché, chaque département est désigné du nom d'un saint. Je passerai mon été à la salle Saint-Georges et je travaillerai longuement à la salle Saint-Omer. Chaque préposé aux malades est muni de clefs pour ouvrir portes et armoires. Un préposé masculin s'occupe seulement de patients masculins et il y en a une bonne trentaine par salle.

Mi-août: Puisque mon travail d'été est terminé, mon père est venu nous chercher ma sœur et moi pour aller faire du camping pendant une semaine en Gaspésie afin de nous montrer son pays natal. Le 16 août, j'écris dans un petit calepin acheté à Percé: « Bonjour mon amour, c'est encore moi. Je suis actuellement à Percé où nous campons probablement pour deux jours. C'est magnifique ici. Le trou de Percé est bien ordinaire, mais le reste: fous de Bassan, goélettes et la foule sont des éléments qui se font apprécier. [...] Je me rends compte que je suis en train de relaxer et cela fait du bien, peu à peu, les fatigues nerveuses de Saint-Jean-de-Dieu s'évanouissent.»

Septembre: Je deviens un travailleur permanent à Saint-Jean-de-Dieu avec un poste de soir à temps partiel. Avec la prime de soir –de 16 h 00 à minuit– et celle versée pour travailler auprès de malades psychiatriques, les salaires sont bons. Bien que j'aie eu peur quelques fois, j'ai dû me battre une seule fois avec un patient récalcitrant. Travaillant de soir et toujours les fins de semaine, je peux apporter des travaux universitaires car les patients sont couchés à 19 h 00 durant l'automne et l'hiver, et à 21 h 00 au printemps à l'été. Même si à Saint-Omer, les patients dont j'ai soin sont très atteints, on respecte l'ensoleillement extérieur qui leur sert d'horloge biologique.

1974

Suzanne et moi décidons de nous marier au printemps; je serai, comme d'autres, un étudiant marié. Depuis un moment, elle travaille au bureau du personnel de Saint-Jean-de-Dieu et mon salaire de préposé s'ajoute au sien. La date prévue est le 27 avril, soit à la fin de la session. Un autre motif nous fait choisir ce moment: il nous permettra, après une courte lune de miel, de prendre aisément possession d'un logement puisqu'à cette époque, les logements se libèrent le 1er mai en raison de la fin des baux.

Ma mère, qui a été échaudée par son mariage, est contre ce projet; elle aurait souhaité que mon appartement de la rue Émery nous serve d'expérimentation d'une vie à deux. Idéalistes tous les deux et connaissant si peu les rouages de l'amour, on maintient, elle et moi, notre projet d'une vie à deux, mais seulement après le mariage. À l'hiver, je fais donc la demande solennelle auprès de mon beau-père qui accepte de me donner sa fille en mariage.

1974-1975: femme et enfant

1974

Hiver: Sans me le dire, ma sœur s'inquiète de mon projet de mariage qui la laisserait seule avec ma mère. Le 29 janvier, elle questionne mon père dans une lettre sur les possibilités d'emploi à la baie James. J'apprendrai plus tard qu'elle avait décidé de retourner vivre avec lui à Matagami. En attendant, elle est étudiante à la Polyvalente Calixa-Lavallée et elle s'est fait un chum. Malgré ses amours, elle demeure mélancolique. Comme sa chambre donne au dessus de la mienne, j'entends la musique qu'elle fait jouer sur son tourne-disque. Et c'est toujours le même disque de Claude Léveillée, «Une Voix 2 Pianos». Pour moi, cette musique, et plus particulièrement la pièce intitulée Un retard ("https://www.youtube.com/watch?v=NZMZntwpE7I"), restera à jamais associée à elle, parce que ce seront ses dernières heures.

12 avril: Céline, qui redescend à Montréal après avoir fait des arrangements avec mon père pour s'installer à Matagami, meurt d'un accident d'automobile, près de Mont-Laurier. Dans une collision frontale, elle meurt écrabouillée dans le pare-brise, le lourd coffre à outils du conducteur, qui s'en tire, avait été simplement déposé sur le siège arrière, côté du passager, juste derrière elle.

Je perdais ainsi ma compagne de mes déboires familiaux, celle qui fut toujours présente alors que père et mère s'étaient tellement absentés. Plus tard, dans des moments difficiles, je l'évoquerai souvent pour qu'elle me vienne en aide. Si elle était morte à 18 ans, il fallait que, moi, je vive pour elle, que je vive pour deux.

27 avril: Nous nous marions, avec un peu de tristesse au fond de l'âme, même si cette journée d'avril est ensoleillée et qu'il fait 80 Fahrenheit. L'abbé Bircher célèbre le mariage et Michel prononce l'homélie. Ma mère, qui a 39 ans, arbore un grand chapeau à large bord placé de telle sorte que, à la table d'honneur, elle ne voit pas mon père, placé pourtant juste au côté d'elle. Le beau-père, qui a été élevé par ses grands-parents, est un homme du 19e siècle. Ses enfants les vouvoient lui et sa femme. Jamais, pendant toutes nos fréquentations, je n'ai été autorisé à pénétrer dans la chambre de Suzanne. Il tient mordicus à payer les noces, comme le veut la coutume. À mes yeux, le mariage est princier, voire excessif, avec limousine, chauffeur et 80 invités. Mais comme j'apprécie beaucoup mon beau-père et sa grande culture -il a fait son cours classique au Texas-, je me plie à ses exigences.

29 avril: Michel part en voyage en Israël et il y fait la rencontre de Rolande. Rencontre qui bouleverse sa vie et lui permet de se rendre compte que le choix d'une carrière saccerdotale n'est plus pour lui.

1er mai: On emménage au 5915, rue Louis-Hébert, appartement 4. Le coût du loyer est de 85$ par mois et notre voisine de pallier, qui nous a aidés à trouver ce logement, est la sœur de la meilleure amie de Suzanne, Marie-Paule. Normand est venu nous donner un coup de main en installant une prise de courant supplémentaire sur le minuscule comptoir de cuisine. Par prudence, son père, qui est électricien, vient vérifier le travail de fiston qui, par ailleurs, se débrouille très bien en travaux manuels.

Été: Bien que Normand s'intéresse à la géographie physique, et moi à l'histoire, on trouve tous les deux un intérêt commun, la ville et l'habitat. Dans nos loisirs, on fait des excursions visitant la région, grâce à la voiture qu'il emprunte à son père. On se monte une collection de diapositives de vitraux photographiés dans les fenêtres des maisons de Montréal. Ce nouveau champ d'intérêt brouille mes projets d'avenir. Moi qui, jusqu'à maintenant ne pensais qu'à l'histoire, je me plais à réfléchir sur la ville cherchant des programmes de 2e cycle en ce domaine. Puisque Suzanne travaille et qu'elle aura droit à un congé de maternité, puisque je conserve mon poste à Saint-Jean-de-Dieu et qu'en étant marié, j'ai droit à des bourses du gouvernement du Québec, notre situation financière me permet de poursuivre des études.

26 Juillet: Sans qu'on le planifie, Suzanne est enceinte. Après un moment d'hésitation, fort légitime d'ailleurs, elle en est ravie. Elle est convaincue que ce sera un garçon, mais les paris sont ouverts. Le chum de ma mère lui parie une bouteille de cognac que ce sera une fille.

Jeudi 15 août: Dans mon journal, j'écris: Je me sens prêt à avaler des montagnes. Si ma dernière année de bac. peut commencer que je l'écrase, la piétine, la massacre. Après et même avant la fin, ce sera notre enfant, puis, si Dieu le veut, la maîtrise en urbanisme.

11 octobre: Dans mon fond d'archives, on trouve une soixantaine de lettres et de mots échangés entre Suzanne et moi. Presque tous décrivent un intense sentiment amoureux, mais le nouveau couple, que nous formons depuis peu, fait aussi ses apprentissages. Cela dit, notre amour est vécu naïvement comme un absolu et je l'appelle ma femme et elle, son mari. Pas question de désigner l'autre de chum ou blonde, des termes qui commencent pourtant à circuler.

2 décembre: Michel m'écrit depuis Rimouski où il vit avec Rolande et une autre colocataire.

1975

31 mars 1975: Il fait beau aujourd'hui. Cette journée est probablement l'une des dernières de notre vie à deux. J'ai l'impression que les contractions commenceront ce soir ou cette nuit, car le bouchon muqueux est sorti la nuit passée. J'ai hâte d'assumer ma paternité. Un fils ou une fille, peu importe, ce sera notre enfant. Je me rends compte que ça fait déjà 4 ans que j'écris ma vie. J'ai hâte de faire lire ça à notre enfant dans 20 ans. Au niveau de l'Institut d'Urbanisme, j'attends une réponse décisive pour mon avenir, elle viendra probablement en août.

2 avril: Je suis père. J'aimerais le crier sur tous les toits du monde. Un garçon en plus, un autre Gaudreau grâce à ma femme. Elle a été fantastique. J'ai assisté à l'accouchement de A à Z. J'avais envie de brailler, mais je me suis retenu. Que dire de plus, si ce n'est que je suis heureux. La vie commence, un peu de la mienne, un peu de la sienne, mais ce sera sa vie.

Louis-Philippe Gaudreau naît à l'hôpital Bellechasse à 18 h 55. Le médecin de famille de Suzanne, le docteur Arthur Lefebvre, est celui qui l'accouche. Quand le docteur Lefebvre enlève le placenta, il nous dit à la blague, en retirant sa main du ventre de Suzanne, qu'il y en a un 2e!, puis après une seconde d'hésitation, il se met à rire. L'espace d'un instant, on a eu chaud.

7 avril: Suzanne revient de l'hôpital avec Louis-Philippe. Les trois prochains mois me paraîtront très difficiles. Non pas que Louis-Philippe soit un bébé braillard. C'est l'incertitude qui me pèse. Se faire réveiller quand on veut dormir, s'inquiéter de sa santé sans savoir et dormir toujours avec une crainte exigent beaucoup d'adaptation. Je crois bien que, de cette époque, j'ai conservé un sommeil fragile et la sieste récupératrice de l'après-midi. Puisque la session universitaire est presque terminée, cela n'aura aucun effet sur mes études. Mais la vie vient de changer à jamais, car on reste parent toute notre vie.

Même si les couches jetables existent, nous sommes encore à l'aire des bonnes couches de coton, moins coûteuses pour notre budget étudiant et qui, après usage, trempent dans un seau pour être lavées plus tard. C'est seulement en visite que nous apportons des couches jetables avec nous. À la maison on doit, au 4 ou 5 jours, procéder à un lavage de couches facilité par une machine à laver portative que l'on roule jusqu'à l'évier de la cuisine.

Mai: Je donne un coup de main à Normand pour un travail de géographie alors qu'il expérimente un spectaculaire procédé de fixation d'une couche du sol. J'apparais sur plusieurs des photographies jointes à son travail et qui me rappellent de beaux souvenirs.

Août: Ma mère garde Louis-Philippe pendant 10 jours alors que Suzanne et moi prenons notre premier congé en tant que parents. On va rejoindre Normand aux Îles-de-la-Madeleine qui y fait un stage au cours de l'été. C'est là que lui et moi trouvons l'inspiration pour rédiger un court article sur l'habitat des Îles-de-la-Madeleine qui deviendra, l'année suivante, mon premier texte publié dans une revue dite savante.

Ces vacances étaient nécessaires non pas seulement pour les parents que nous sommes mais aussi pour le couple que nous formons. Sur un autre plan, nous avons pris l'avion pour se rendre aux Îles et c'est mon baptême de l'air. Jusqu'à l'escale à Mont-Joli, le vol est sans histoire. Mais de Mont-Joli à Havre-aux-Maisons, c'est un véritable calvaire. Notre avion à hélice s'y rend en volant comme sur des montagnes russes. Beaucoup de passagers vomissent et je suis convaincu de mourir. Ma peur de l'avion qui prendra des années à disparaître est née au cours de ce vol .

1975-1979: Maître et auxiliaire de recherche

1975

Septembre: Mes premiers jours à l'Institut d'Urbanisme de l'Université de Montréal, rue Darlington. Dans un petit pavillon, où se loge également l'École d'architecture, l'Institut offre un accueil bien plus chaleureux que celui du département d'histoire. Ici, la secrétaire nous sourit et finit rapidement par connaître nos noms. Comme le programme dure deux années complètes, chaque mois de septembre provoque le renouvellement de 50% des étudiants. Nous sommes peut-être une quarantaine à y être admis cette année-là dont celle qui deviendra ministre libérale et chroniqueuse politique, Michelle Courchesne.

Les étudiants de ma cohorte proviennent d'une douzaine de disciplines différentes. Il y a quelques architectes, des ingénieurs, mais aussi des gens des sciences humaines. Comme il s'agit d'une maîtrise professionnelle, il n'y a pas de mémoire de maîtrise, mais un stage prévu à la fin de la première année. Nous sommes quelques-uns seulement à être mariés et je crois bien que je suis le seul à avoir un enfant. Un enfant qui fait ses nuits déjà.

J'aime les cours qui tranchent avec mes dernières années universitaires, surtout ceux de droit. Lors d'un débat où je défends les positions du Québec en matière d'aménagement du territoire, je lance aux adversaires la tirade de Cicéron tirée des Catilinaires: «Quo usque tandem abutere, Ottawa, patientia nostra!» La formule a de l'effet car la prof est morte de rire.

En travaillant au service des ressources humaines de l'hôpital Saint-Jean-de-Dieu, Suzanne s'est lié d'amitié avec une collègue, Ginette Lamarre, qui y travaillait en poursuivant des études. Très vite, elle vient à la maison avec son mari, Jean-Pierre qu'elle appelle son chum. Cela m'agace, mais je ne lui dis pas. Je me ferai peu à peu à l'expression et à sa contrepartie. Plus proche des courants nouveaux, Ginette nous fait évoluer. C'est ainsi qu'elle nous présente, lors d'une soirée qu'elle organise, un couple de ses amis qui sont gais. Moi qui, par mon éducation, les avais stéréotypés et diabolisés, je dois refaire mes devoirs. Merci Ginette.

1976

Mars: À la suite d'un référendum tenu auprès du personnel et de la communauté, la direction de l'hôpital Saint-Jean-de-Dieu décide de changer son nom pour Hôpital Louis-Hyppolite Lafontaine. Bien que, comme plusieurs employés, j'aie voté pour Louis Riel, ce nom n'est malheureusement pas retenu.

Printemps: Je me rends à l'évidence que la pratique d'urbaniste à faire des règlements de zonage pour une ville ou une communauté urbaine ne m'intéresse pas. Il faut donc que j'oriente ma recherche de stage en conséquence. Je préfère continuer à réfléchir sur la ville en tant qu'objet et c'est au Centre de recherches et d'innovations urbaines (CRIU) que j'adresse ma demande. En prévision de ce stage non rémunéré, il faut obtenir du bureau du personnel de mon hôpital un congé sans solde. Mais ce congé m'est refusé, malgré mes 3 ans de loyaux services. Je dois démissionner de Louis-H. Lafontaine.

Été: Au CRIU, je découvre un nouvel environnement de travail à titre d'auxiliaire de recherche. Je fais la rencontre de François Charbonneau qui vient de terminer sa maîtrise. Au fil de nos échanges, j'apprendrai beaucoup grâce à lui. Pour examiner la spécificité de la formation de l'espace québécois, on m'assigne l'examen de la coupe forestière en tant que facteur d'appropriation et de transformation du territoire. Tout se passe bien car on m'offre de poursuivre, à temps partiel, mon travail à l'automne, en étant cette fois rémunéré. Pour la première fois de ma vie, je me servirai de mes études pour faire un peu de sous.

Septembre: Lors de cette nouvelle session, un cours d'Éric-Roberto Weiss-Altaner m'a profondément marqué et aura des grandes répercussions sur mon enseignement: «Apports transdisciplinaires à l'urbanisme» dans lequel il aborde les concepts de base du matérialisme historique élaborés par Karl Marx. Le prof nous apprend à faire nôtres des concepts fondamentaux, comme celui de valeur d'usage et de valeur d'échange. Je suis confronté à un cours théorique, inexistant en histoire, et cela me fascine. Il faut dire que l'ère du temps est de gauche avec ses revendications sociales.

Organisé par l'Institut d'Urbanisme, un voyage à New York me fait découvrir cette ville avec ses gratte-ciels et Central Park, en cette année du 200e anniversaire de l'indépendance américaine. J'ai tellement aimé que j'y retournerai à quelques reprises, au cours des années suivantes, une fois avec Normand et sa future blonde Angèle, une autre fois avec Michel et Rolande. À chaque fois, on dort au Times Square Motor Hotel, en plein cœur de Manhattan. L'université, comme elle doit toujours le faire pour ses étudiants, m'ouvre sur le monde.

15 novembre: À l'époque souverainiste, je vote, comme bien d'autres, pour le parti Québécois qui remporte la victoire. Cette victoire entraîne cependant un changement de gouvernement et l'arrivée d'un nouveau ministre de la culture. Cette victoire menace les subventions de recherche gouvernementales du ministère de la culture dont le CRIU a grand besoin. Je perds provisoirement mon contrat d'auxiliaire de recherche.

Peu de temps après, je fais une demande pour travailler à l'hôpital Notre-Dame qui est située à un trajet d'autobus de la maison rue Louis-Hébert. Mon expérience de 3 ans à Louis-H m'aide sans doute à obtenir un poste de soir à temps partiel au 5eA-B. Nous sommes encore à l'époque où les infirmières ne peuvent pas s'occuper des parties intimes des patients masculins. Je rase des patients avant leur opération, mais je pose également des gestes médicaux en insérant des cathéters à ceux incapables d'uriner au lendemain de leur chirurgie.

1977

Janvier: Un dernier cours m'est demeuré en mémoire lors de cette maîtrise, celui de Gilles Ritchot intitulé «Théorie de la forme urbaine» offert à l'hiver 1977. S'appuyant sur les concepts de valeur d'usage et de valeur d'échange, il élabore une théorie qui ne me convainc guère, mais qui a le mérite de définir toute une série de concepts -que je ferai miens-, telles les formes quartier, faubourg et banlieue.

28 février: Je quitte mon emploi à l'hôpital Notre-Dame et retourne travailler au CRIU, toujours à temps partiel.

Début mai: Mes cours sont terminés et pour la première fois depuis que j'ai 6 ans, je ne serai plus étudiant. Mon diplôme obtenu, je reste au CRIU où je travaille à plein temps. Je découvre un livre qui vient de paraître, La conquête du sol de Normand Séguin. Son ouvrage me marque profondément, en raison notamment de sa problématique sur les activités agro-forestières. Et mon collègue de travail François me fait connaître un autre ouvrage décisif dans mon cheminement, le livre de Harry Braverman qui vient de paraître en traduction française sous le titre Travail et capital monopoliste. Ce livre m'accompagnera, par la suite, dans mon cours sur l'histoire du travail au Canada, tout au long de mon enseignement.

23 juillet: Avec Normand, Suzanne et moi partons en voyage en Angleterre pendant 4 semaines.Louis-Philippe est confié à Lucie, une des sœurs de Suzanne. Si on passe quelques jours à Londres et qu'on visite l'incontournable British Museum, on sillonne l'Angleterre,l'Écosse et même l'Irlande, en Mini 1000 de Austin que Normand conduit avec adresse. Ni Suzanne, ni moi ne conduisons à l'époque, ce qui est encore vrai pour moi aujourd'hui.

Automne: Même si j'adore mon travail, les études me manquent et mes recherches sur l'histoire de l'exploitation forestière pour le CRIU me donnent le goût de poursuivre au doctorat en histoire. Comme j'ai déjà dépouillé, pour le CRIU, plusieurs rapports annuels des responsables québécois des forêts au 19esiècle (le Commissaire des Terres de la Couronne), j'y ai vu un potentiel pour examiner la question forestière à l'échelle du Québec. Plutôt que dépouiller des fonds d'archives comme le font la plupart des historiens, je découvre la grande richesse de ce qu'on appelle les publications officielles, seules capables de constituer un corpus documentaire à l'échelle de tout le Québec. Dans la mesure où j'ai déjà un baccalauréat et une maîtrise de l'Université de Montréal, je cherche ailleurs pour ces études de 3e cycle. L'UQAM vient justement d'ouvrir un nouveau programme de doctorat en histoire. Je m'y inscris et je suis accepté pour la session de janvier.

1978

Janvier: Début de ma scolarité. Nous sommes quatre étudiants de cette première cohorte du programme, trois d'entre nous obtiendrons notre diplôme après plusieurs années d'efforts. Outre moi, il y a Jean-Pierre Kesteman, qui était déjà prof à l'Université de Sherbrooke, et Johanne Burgess.

Je suis le seul qui n'a pas d'expérience dans la rédaction d'un mémoire de maîtrise et cela me pénalisera beaucoup. Mes deux seuls atouts sont ma ténacité, car je lâche pas le morceau facilement, et Normand Séguin, prof à l'Université du Québec à Trois-Rivières, membre de mon comité de doctorat. Ce dernier, proche de mes champs d'intérêt, s'avéra d'une écoute extraordinaire et me donna tellement de bons conseils que, sans lui, je n'aurais jamais complété ce doctorat. Les deux autres membres de mon comité sont Paul-André Linteau, toujours efficace et bien préparé, et Alfred Dubuc qui, officiellement, fut mon directeur de thèse. Maintenant qu'il est décédé depuis un bon moment, je peux raconter une anecdote au sujet de mon directeur. Deux ans après mon arrivée, alors que je le croise dans le corridor, M. Dubuc m'interpelle et me demande qui est mon directeur de thèse, alors qu'il avait oublié pendant une fraction de seconde, que c'était lui!

Lors de cette première session, c'est le cours de lectures dirigées qui occupent beaucoup de mon temps. Trois blocs de lecture me sont assignés. Le premier porte sur le rapport agriculture-forêt dont j'avais déjà beaucoup discuté au CRIU. Je suis suffisamment satisfait de mon travail pour le proposer à la Revue d'histoire de l'Amérique française qui le publie l'année suivante.

8 janvier: Naissance, à Rabat au Maroc, de Marjolaine Lacroix, fille de Micheline Tremblay et de Jean-Claude Lacroix. En décembre 1988, Marjolaine allait, en pratique, devenir ma fille adoptive.

Février-Mars: Je complète une demande de bourse de doctorat au gouvernement du Québec. Est-ce le traitement de l'histoire de l'exploitation forestière à l'échelle du Québec qui me vaut la bourse? Je ne sais pas, mais cette bourse annuelle de 5,000$ qui me sera accordée pour les années universitaires 1978-1979, 1979-1980 et 1980-1981, sera précieuse pour nos projets d'avenir.

1er mai: On déménage au 7075 rue Christophe Colomb. Le déménagement est épique car on part d'un part d'un 3e étage pour emménager dans un autre 3e étage. Heureusement que nous sommes jeunes, que nous avons des amis et de la famille.

Septembre: Sans compter mon programme de lectures dirigées qui se poursuit, s'ajoute un séminaire de doctorat qui dure toute l'année et qui sera extrêmement enrichissant. Deux séminaires me restent en mémoire. D'abord il y a celui où je fais la rencontre, à l'UQAM, de l'historien américain David Montgomery dont le parcours est très proche de celui de Braverman. L'autre séminaire est celui au cours duquel Stanley-Bréhaut Ryerson traite de la démarche de l'historien britannique Éric Hobsbawn.

Au CRIU, je travaille dorénavant à temps partiel, tout en profitant grandement des échanges avec François. Je suis à même de développer quelques réflexions théoriques, ce qui transparaît d'ailleurs dans la conclusion de ma note de recherche publiée à la RHAF. Je me lie également avec un autre ancien de l'Institut d'Urbanisme, Gilles Lavigne, qui prend la direction du CRIU.

1979

2 mars: Naissance à Montréal d'Étienne-Julien Lacroix, fils de Micheline Tremblay et de Jean-Claude Lacroix. En décembre 1988, Étienne allait, en pratique, devenir mon fils adoptif.

Décembre À la fin de cette année-là, l'Université de Montréal décide de mettre la clef dans la porte. Je perds mon emploi d'auxiliaire de recherche.